Eduardo Galeano  1940-2015

Contrastes, multiplicité des voix et fantaisie

Depuis quelques années, c’est la maison d’édition québécoise Lux qui est la voix d’Eduardo Galeano dans toute la francophonie. Cinq de ses livres y ont déjà été publiés depuis 2012, dont les trois tomes, réunis en un seul volume, de sa trilogie épique Mémoire du feu. Et Lux s’est engagé à rééditer et à retraduire tous le reste de son œuvre, même ses classiques comme Les veines ouvertes de l’Amérique latine, dont les droits ont été récupérés.

« Galeano nous a tout confié, confirme Mark Fortier, qui fait partie de l’équipe éditoriale de Lux. Il aimait notre travail, se sentait chez lui à notre enseigne. »

Après Le football, ombre et lumière à l’automne 2014, Miroir sera ainsi le prochain à venir. Et le tout dernier livre que Galeano a écrit avant sa mort, Los hijos de los días (Les enfants des jours), sera offert en français autour de 2016.

La traductrice québécoise Alexandre Sánchez ayant travaillé de très près avec l’auteur uruguayen depuis des années, nous lui avons posé quelques questions sur l’homme et son œuvre.

Vous lisiez déjà les livres de Galeano avant de le traduire. Qu’est-ce que vous aimiez chez cet auteur ?

La force implacable avec laquelle il a dénoncé l’injustice et les mécanismes de l’exploitation m’a éperonnée quand j’ai commencé, adolescente, à vouloir comprendre comment le monde pouvait aller aussi mal. Mais c’est sa célébration de la liberté, de la beauté et de l’amour qui a fait de lui un auteur aussi essentiel pour moi. Et puis il y a aussi tout ce que ses livres m’ont appris, sa connaissance intime du continent, de ses habitants, de leur histoire.

Être la voix française d’un auteur aussi important, c’est une grande responsabilité ?

Oui, c’est une responsabilité que je partage avec ses précédents traducteurs, il faut le préciser. Une responsabilité, mais aussi un privilège parce que Galeano a toujours été là pour m’aider lorsque j’avais des doutes. Non seulement ça, mais il me remerciait de l’assaillir de questions parce qu’il y voyait un signe que j’y mettais du cœur. Maintenant qu’il n’est plus là, je devrai compter sur ce qu’il m’a appris et sur mes souvenirs de nos échanges pour traduire la suite de son œuvre. »

Quel était le plus grand défi de traduction avec lui ? Quelles sont les particularités de son écriture ?

L’écriture de Galeano, à l’image du continent qu’elle décrit, joue sur les contrastes, la multiplicité des voix, la fantaisie. Et même s’il faut être fidèle à cette richesse, au jeu, à la liberté qu’il prend, je ne peux pas ignorer que la langue française n’a pas la même souplesse que l’espagnol. Je le traduis donc en essayant de reproduire la musique, sans l’aplanir, mais sans fausser.

Quel est son livre le plus important selon vous ?

Mémoire du feu est le plus emblématique des livres de Galeano. Il y raconte l’histoire de l’Amérique latine, en commençant bien avant l’arrivée de Colomb, comme il se doit, pour finir en 1984. Plus de cinq siècles d’histoire en courts fragments minutieusement documentés, mais écrits comme des microrécits, des anecdotes. Bien plus que dans Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Galeano y raconte le pillage du continent et le combat de ceux qui ont tenté de l’empêcher.

Qu’est-ce que Galeano peut dire aux Québécois ? Pourquoi devrions-nous le lire ?

On dit parfois que le Québec est l’Amérique latine du Nord, ce qui est vrai à plusieurs égards, outre nos racines linguistiques communes. Le Québec aussi a une histoire marquée par l’extermination des autochtones, l’exploitation, l’emprise de l’Église, de la grande entreprise. Nous avons aussi de “remarquables oubliés”. En faisant entendre les sans-voix de l’Amérique latine, Galeano nous apprend à percevoir ce que cache l’histoire officielle écrite par les vainqueurs.

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